Frédéric Le Junter, prince des bruicoleurs, devant son établi musical
Une musique populaire ce serait une musique d'un avant et
d'un au-delà de la culture de masse. A ce titre, les musiciens qui sont
leur propres facteurs d'instruments sont bien dans le vif du sujet. Être
son propre luthier, cela signifie qu'en
tout lieu, en toute circonstance, la nécessité de produire un son
musical peut être comblée par la possibilité de créer une lutherie,
primitive ou sophistiquée, à partir de matériaux naturels ou de rebuts
de la société de consommation. Les Géo Trouvetou musiciens sont légion.
Sur son blog Chercheurs de sons, Gérard Nicollet en dresse un inventaire passionné et passionnant. Ces auto-luthiers peuvent passer pour de simple farfelus sans grand propos musical. Qu'on ne s'y trompe pas, certains d'entre eux sont des musiciens d'exception qui font exister une musique raffinée et vibrante avec leurs instruments bricolés. C'est le cas, pour n'en citer que quelques-uns, de Paolo Angeli, Frédéric Le Junter, The Vegetable Orchetra, Jean-François Vrod, Orchestra of Spheres ou Konono n°1.
Quelle pourrait être l'essence d'une musique folk d'hier à aujourd'hui ? Selon Étienne Bours, auteur de l'indispensable Le sens du son aux éditions Fayard, "Musique
populaire, musique du peuple, la musique folk est celle des gens qui
ne sont pas divisés entre spectateurs et musiciens."
Une véritable musique populaire, par opposition à l'usage qui est fait du terme pour qualifier une musique de masse, pourrait se définir comme produite collectivement par le peuple, à l'échelle d'une communauté réduite, partagée au quotidien ou à l'occasion de célébrations entre musiquants et musiqués (selon une terminologie créée par Gilbert Pouget) et sans hiérarchie. Cette musique, chacun a la possibilité de contribuer à son exécution plutôt que d'en subir le flux à sens unique comme c'est le cas avec une musique de masse diffusée sur supports phonographiques ou via l'écran cathodique. Les clappements de mains, la reprise en chœur, la danse en sont les manifestations les plus courantes. Les scènes ci-dessous, immortalisées par Hisham Mayet sur la place Jemaa El Fna à Marrakech, sont un exemple assez significatif de ce dont on parle ici.
"Il y a un rapport avec l'érotisme en ce sens que c'est comme un corps qu'on n'a jamais fini d'explorer, un corps qu'on aime, qu'on re-touche et la caresse, dans le fond, est insuffisante. Elle est censée satisfaire un besoin, une envie, et en fait elle l'avive cette envie. On a envie de la recommencer, peut-être pas tout à fait pareil mais d'en recommencer une. Et ce territoire qu'on parcourt avec ses creux et ses bosses, c'est un corps aussi qu'on a besoin de rendre intime. On a besoin de se frotter contre, voilà. Je pense qu'il y a un lien entre la recherche d'une intimité avec un territoire varié et limité et le rapport à un corps aimé." (Jean Loup Trassard, entretien avec Pierre Guicheney)
Jean-Loup Trassard, l'écrivain-photographe né en 1933, est un des grands poètes en prose de son temps. Il a publié une trentaine d'ouvrages chez Gallimard et au Temps qu'il fait. L'amitié des abeilles, Des cours d'eau peu considérables, L'homme des haies, Paroles de laine, on a envie de lire et de relire ce qui s'écrit sous ces titres qui à eux seuls valent des poèmes. On est bien dans les pages de cet homme de terre. Et en écho à ses mots sur les paysages restreints qu'il ne finit pas d'explorer, on éprouve le besoin de se frotter à l'intelligence et à la chaleur de ses textes comme à celles d'un être aimé.
premier épisode d'une programmation Incertain Folk
les concerts débutent à 20h :
Antoine Charpentierest professeur et coordinateur de la section musiques traditionnelles au Conservatoire à rayonnement départemental de l'Aveyron. Antoine joue de diverses cornemuses, dont un instrument spectaculaire de la Montagne Noire : la bodega ou cabra, dont le sac est constitué d'une chèvre entière !
Thomas Bonvalet, l'homme-orchestre de L'Ocelle Mare,
joue une musique qui ne fait penser à rien de connu. Chaque performance
de cet alchimiste sonore est un moment intense et mystérieux. Entretien
avec Thomas Bonvalet ici.
Haight
Ashbury, c'est une rythmique minimaliste, des guitares, tantôt lourdes,
tantôt sinueuses - entre Velvet Underground et Ravi Shankar - et des
voix qui planent à dix mille. Si la musique de ces trois écossais fleure bon le pouvoir des
fleurs et l'amour libre, ce n'est peut-être qu'une apparence. Derrière
les harmonies florales et l'angélisme de façade poussent l'épine noire
et les fleurs urticantes de la passion. Une vidéo ici.
Quant à Windchimes, ce sera une surprise puisqu'on n'en sait presque rien si ce n'est que c'est la rencontre entre l'expérimentateur
californien Yasi Perera - qui a joué aux côtés de Greg Saunier et Chris
Cohen (Deerhoof) - et l'artiste américaine Amanda Eicher, activiste au
sein du très utopiste OPENrestaurant, cantine artistique dont une des
ambitions est de contribuer à la construction d'une vie passionnante, pas moins !
Serpentement, quatrième album de Thomas Bonvalet alias L'Ocelle Mare vient de sortir. Le très courtois homme-orchestre s'est prêté volontiers à un bref échange où il est entre autre question d'horreur de la taxidermie, d'expérience sensible, de tension et de nécessité et de l'irréductibilité de sa musique. Entrelacs subtils de vibrations, de chocs et de souffles, les compositions bruitistes de Thomas Bonvalet n'ont pas d'équivalent et si ses prestations scéniques valent le coup d’œil, c'est encore les yeux fermés qu'on en appréciera le mieux l'élégante pulsation.
L'Ocelle Mare en concert : le 25 mai au Parc de la Cure d'Air à Nancy, le 6 juin au Studio à Onet-le-Château avec Winchimes, Haight Ashbury et Antoine Charpentier, le 7 juin au Petit London à Toulouse avec Windchimes, le 8 juin à Faycelles (près de Figeac) avec Windchimes.
Serpentement, quatrième album de L'Ocelle Mare
Ces dernières années tu as progressivement abandonné la guitare au profit du banjo puis tu as développé une lutherie bien à toi. Est-ce que tu peux me parler du comment et du pourquoi de ce cheminement ?
Ma
musique a la nécessité d'être en mouvement, en transformation... je n'ai
tout simplement pas été capable d'aller plus loin avec la guitare... je
peux encore m'en servir parfois, mais comme élément d'un ensemble...
Est-ce que tu peux décrire cet instrumentarium que tu t'es créé et comment tu en joues ?
Il
change pour chaque morceau et l'usage que je fais d'un même élément
change aussi... mais en gros, le sol est amplifié par un micro, le haut
du corps par un autre et l'amplification est perchée derrière moi, juste
au-dessus de ma tête... j'utilise des objets ou des instruments à vent, à
cordes et de percussions ainsi que de petits amplificateurs et des
objets mécaniques... sur lesquels j'agis et que je place ou déplace dans
l'espace amplifié...
Dans un passé relativement lointain - je serais tenté de dire mythique - tu as été taxidermiste. Est-ce que tu verrais dans cette pratique des analogies avec celle du musicien que tu es devenu ? Je pense notamment à ta manière de dépecer, de désosser tes instruments dont certains sont d'ailleurs faits de peau (le banjo) et de boyaux (fussent-ils artificiels)...
J'ai
été apprenti taxidermiste seulement quelques mois, à l'âge de 19
ans... et le seul lien que je pourrais faire avec la musique est le
besoin de comprendre de quoi sont faites les choses, d'éprouver et de
questionner le réel, de faire des expériences... tout ce que je peux
dire de plus c'est que j'ai aujourd'hui la taxidermie en horreur !
Les percussions corporelles, les battements de pieds, les frappements de mains prennent toujours plus de place dans ta musique dont j'ai le sentiment qu'elle tend toujours plus vers une danse. Est-ce que c'est une préoccupation ? Est-ce que tu t'intéresses à la danse, en tout cas à l'implication du corps dans la musique ?
L'ensemble
des mouvements vient avant tout pour moi de nécessités... être dans une
sorte d'agitation et de tension physique me permet de rentrer dans le
présent, pour court-circuiter ce qui me met à distance de ce que je
fais, la conscience et la projection... il faut aussi une grande
implication physique pour faire émerger les sons que je
souhaite... certaines choses ne se montrent pas si je ne suis pas en
tension et en force... mais avant de me rendre compte de tout cela,
certains mouvements me permettaient de canaliser ma peur et ma
nervosité... pour faire diversion en quelque sorte... mes mains
tremblaient et se crispaient beaucoup, et de mettre l'ensemble en
mouvement défocalisait, relâchait un peu de la pression qui pesait sur
le geste instrumental... je suis moins nerveux aujourd’hui, mais un
certain type de jeu c'est développé à partir de ça...
Pour ce qui est des frappements de pieds et de mains, c'est ce que je
pratique le plus au quotidien et ce depuis mon adolescence... j'ai
toujours plus fait ça que de la guitare ou que quoi que ce soit...mais
ce n'est que plutôt récemment que ça se fait plus entendre dans ma
musique, je rêve parfois de ne rien avoir d'autre, j'aimerais beaucoup
être autonome à ce point...
J'aime beaucoup voir des films de
Fred Astaire ou Gene Kelly, je peux aussi être très enthousiasmé par
certaines danses populaires ou folkloriques... mais je ne m'intéresse pas
plus que ça à la danse....j'aime les gestes liés à une fonction ou une
nécessité... mais j'ai beaucoup plus de mal avec le geste pour le
geste...
L'Ocelle Mare au festival Ouverture des Clôtures en 2010 (photo Céline Domengie)
Avec Adrian Riffo qui a enregistré chacun de tes albums solos, vous recherchez des lieux à l'acoustique très marquée, cette fois-ci un temple protestant à Bergerac. Il me semble que tu accordes beaucoup d'importance à la matérialité des choses, en l'occurrence ici à l'espace physique. Est-ce que tu qualifierais ta musique de musique concrète ?
Justement,
ma musique est trop physique pour être qualifié de "concrète" ou
"acousmatique"... où il est question de dématérialisation de la source
sonore... même en enregistrement je tente de conserver ma présence et
celle du geste sur les objets... d'habiter le support et non d'être dans
l'abstraction... après je conçois bien que ça puisse ne pas
marcher... et là pourquoi pas....
Tu m'as dit un jour que ce que tu faisais, c'était de la folk-music ; ça ne m'a pas semblé si évident. Que signifie pour toi cette terminologie folk ? Est-ce que tu en écoutes et si oui laquelle ?
J'entends
le terme folk au sens le plus large... des formes musicales liées à un
peuple, à un territoire , à un climat, à une histoire... à des
déplacements de population... à des confrontations de cultures...aux
liens et aux tensions entre humains et environnement...
J'aime la
musique folk lorsqu'elle est encore vivante, en mouvement... j'ai
beaucoup d'amour pour la musique Cajun par exemple... et plus
spécifiquement pour les enregistrements de la fin des années 20... elle
bouge et change encore par la suite (je n'aime pas le virage plus
anglophone et country des années 30...), mais revient un peu en arrière
puis se fige dans une orthodoxie... voilà une idée du folk qui ne
m'intéresse pas du tout, une musique morte... ou pire encore, une
musique morte et vernie du même vernis que toutes les autres musiques
mortes... ça c'est de la taxidermie ! ça peut rester beau et juste dans
un monde clos et immuable, mais dans un monde ouvert et en mutation et en
accélération constante c'est plus discutable... je ne sais pas trop ce
que ça peut vouloir dire de faire une musique folk en France en 2012...
Peut-être
qu'à défaut d'être la musique d'un peuple et d'un territoire... ma
musique est peut-être celle d'un individu et d'un corps (on m'a demandé une
fois lors d'un concert en Chine de quelle minorité ethnique j'étais issu
)... si faire de la musique folk c'est faire ce que l'on peut avec son
bagage, ce que l'on est et son contexte... alors je fais peut être une
sorte de musique folk... par opposition à une musique prédéterminée,
codifié et hors de son temps et son contexte ?... je ne sais pas...
c'est vrai que le fait d'associer folklore, chose du peuple, et démarche
individuelle n'est pas évident, je suis peut-être un peu à côté de la
plaque ! Aussi, comme musique du peuple qui s'opposerait à la musique
dite savante... la musique folk est peut être une musique de l'expérience
sensible, une chose empiriste ? Et sur ce point aussi je m'en
approcherais...
Ton nouvel album semble plus lumineux, je serais tenté de dire moins angoissé, moins angoissant. Tu vis désormais à Madrid, est-ce que ça a une incidence sur ton humeur créatrice ?
Je
suis moins angoissé parce que je vieillis et parce que je suis moins
touché par le réel...les choses deviennent plus difficiles à saisir,
moins tangibles et plus absurdes... et ma créativité est clairement moins
vive, mais elle bouge toujours, de plus en plus lentement, mais elle
bouge... j'espère juste être assez clairvoyant et lucide pour m'arrêter
lorsque ce sera bon de le faire !
Ta vie dans une cabane près d'un l'étang dans la forêt de la Double, c'est du passé ou est-ce que tu pourrais à nouveau être tenté par ce type d'ermitage ?
C'était une nécessité au moment où je l'ai fait, je n'ai plus les mêmes besoins aujourd'hui...
Tu as souvent joué avec Maurizio et César Amarante notamment au sein de Radikal Satan. Vous avez à nouveau tourné ensemble récemment. Est-ce que vous envisagez de nouvelles collaborations ?
Radikal
Satan est vraiment un de mes groupes vivants préféré et je suis
toujours heureux de jouer un peu avec eux lorsque l'occasion se présente
!
Est-ce que tu peux me parler de ta collaboration avec Annie Lewandowski et notamment de ta contribution au second album de Powerdove en compagnie de John Dietrich de Deerhoof ?
John
m'a proposé de participer avec lui aux arrangements des chansons
d'Annie pour l'enregistrement de son disque... nous avons enregistré et
mixé l'album chez John à Albuquerque en janvier dernier... c'était très
rafraichissant pour moi ! Le disque doit sortir en mars ou avril 2013 et
nous tournerons sans doute en Europe à ce moment-là...
Bewitched : ensorcelé. En l'absence de venin de tarentule, la possession peut s'expliquer par la morsure du rock'n roll. Symptômes caractéristiques : le déhanchement suggestif et le moulinet incontrôlable quoique gracieux des bras. Traitement préconisé : danser jusqu'à épuisement du mal.
L'observation d'une telle manie dansante n'est pas nouvelle. "Vers la mi-juillet de l’année 1518, une femme entra dans une des rues de
Strasbourg et commença à danser. En une semaine, trente-quatre autres
personnes l’avaient rejointe. À la fin du mois d’août, il est dit que
400 personnes ont vécu cette folie, dansant de manière incontrôlable
autour de la ville.
(...) Le premier foyer important de manie dansante
est supposé avoir eu lieu à Aachen, en Allemagne, le 24 juin 1374,
après quoi elle se propagea rapidement à travers la France, l’Italie, la
Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Maastricht, Trèves, Zurich et
Strasbourg ont eu chacun, deux ou plusieurs épisodes. Des milliers de
personnes ont dansé jusqu’à l’agonie, pendant des jours ou des semaines,
hurlant de terribles visions et implorant les chefs religieux de sauver
leurs âmes." (en savoir plus ici).
Les causes d'une telle épidémie n'ont à ce jour pas été élucidées.
Tarantism, film muet de l'artiste danois Joachim Koester.
Le tarentisme est un phénomène qui a perduré jusque dans les années
soixante dans la région des Pouilles en Italie du Sud. La croyance
populaire attribuait des symptômes de possession à la morsure d'une
araignée, la tarentule, dont le venin n'est en réalité pas dangereux. Un
rituel impliquant l'ensemble de la communauté villageoise consistait à
soigner le mal par une danse effrénée qui pouvait se prolonger pendant
des jours. La musique qui y est associée, la tarentelle ou pizzica, fait
aujourd'hui encore l'objet d'une passion populaire dans le sud de
l'Italie. Certains anthropologues analysent ce rituel comme une ruse du
peuple pour braver l'interdit religieux de faire la fête et de
danser. Dans un monde où il est devenu rare (tabou ?) de s'exprimer physiquement autrement que par la performance sportive,
aura-t-on besoin d'un prétexte à la noix pour retrouver le sens de la
danse ?
Avec Rotkäppchen, Sylvain Huc et Cécile Grassin trifouillent dans les entrailles du Petit chaperon rouge
pour en danser une version sanglante, charnelle et agitée, plus fidèle à
la tradition orale d'un conte qui remonte au XIème siècle, et qu'on
imagine assez carton, qu'à l'interprétation nettement plus mièvre qu'en ont laissé les frères Grimm,
évidemment la plus connue. Dans les versions les plus archaïques, point
de chasseur pour sauver ce petit monde. La grand mère est avalée tout
crue et la jeune fille pré-pubère passe à la casserole
doublement, la prédation étant autant sexuelle qu'anthropophage.
Un
petit chaperon rouge, jeune adulte hystérique, exigeante et versatile,
et un loup très chien-chien à sa mémère qui finira par ne plus supporter
les brimades, tels sont les personnages de ce vaudeville tantôt
poignant, tantôt burlesque, toujours incarné. Car c'est bien de chair
qu'il s'agit sur le plateau de Rotkäppchen. D'un premier tableau
sanguinolent qui séduit par sa composition très picturale jusqu'aux chutes répétées de la danseuse jetée au sol comme une carcasse
de boucherie, en passant par les morceaux de bidoches qui servent de
prétexte à la domination de l'un par l'autre, la viande est
omniprésente, tantôt éprouvée joyeusement, tantôt dans la douleur. Car
si la chair c'est la vie palpitante et l'amour physique, c'est aussi la
mort, le corps inerte et cet entre-deux secoué de spasmes qu'est l'agonie.
Et
le petit chaperon de Sylvain Huc n'en finit pas de mourir car si ce brave
loup est tenté de cajoler sa maîtresse, son amour frustré fini
forcément en carnage dément. Quant à la jeune femme, si elle a des
sursauts de vie, aussi flamboyants soient-ils (et Dieu sait s'ils le
sont, ces purs moments de rock'n roll dansés à deux dans une dépense
énergétique qu'on ne voit pas toujours sur les plateaux), la
mort toujours la rattrape. A trop s'amuser avec les fauves, on finit soit par
leur ressembler soit par leur servir de vulgaire joujou. Dans tous les cas, le
conte retrouve entre les mains de Sylvain Huc ses lettres de
noblesse, soit un reflet condensé, fascinant et complexe d'une réalité autant
excitante que périlleuse : la relation à l'autre. Rotkäppchen est un spectacle de la compagnie Divergences chorégraphié par Sylvain Huc.
"L'esprit de la ruche, où est-il, en qui s'incarne-t-il ? Il n'est pas
semblable à l'instinct particulier de l'oiseau, qui sait bâtir son nid
avec adresse et chercher d'autres cieux quand le jour de l'émigration
reparaît. Il n'est pas davantage une sorte d'habitude machinale de
l'espèce, qui ne demande aveuglément qu'à vivre et se heurte à tous les
angles du hasard sitôt qu'une circonstance imprévue dérange la série des
phénomènes accoutumés. Au contraire, il suit pas à pas les circonstances
toutes-puissantes, comme un esclave intelligent et preste, qui sait
tirer parti des ordres les plus dangereux de son maître. Il dispose impitoyablement, mais avec discrétion, et comme soumis à
quelque grand devoir, des richesses, du bonheur, de la liberté, de la
vie de tout un peuple ailé. Il règle jour par jour le nombre des
naissances et le met strictement en rapport avec celui des fleurs qui
illuminent la campagne. Il annonce à la reine sa déchéance ou la
nécessité de son départ, la force de mettre au monde ses rivales, élève
royalement celles-ci, les protège contre la haine politique de leur
mère, permet ou défend, selon la générosité des calices multicolores,
l'âge du printemps et les dangers probables du vol nuptial, que la
première née d'entre les princesses vierges aille tuer dans leur berceau
ses jeunes sœurs qui chantent le chant des reines. D'autres fois,
quand la saison s'avance, que les heures fleuries sont moins longues,
pour clore l'ère des révolutions et hâter la reprise du travail, il
ordonne aux ouvrières mêmes de mettre à mort toute la descendance
impériale. Cet esprit est prudent et économe, mais non pas avare. Il connaît,
apparemment, les lois fastueuses et un peu folles de la nature en tout
ce qui touche à l'amour. Aussi, durant les jours abondants de l'été,
tolère-t-il - car c'est parmi eux que la reine qui va naître choisira son
amant - la présence encombrante de trois ou quatre cents mâles étourdis,
maladroits, inutilement affairés, prétentieux, totalement et
scandaleusement oisifs, bruyants, gloutons, grossiers, malpropres,
insatiables, énormes. Mais la reine fécondée, les fleurs s'ouvrant plus
tard et se fermant plus tôt, un matin, froidement, il décrète leur
massacre général et simultané. (...) Or, au jour prescrit par l'esprit de la ruche une partie du peuple,
strictement déterminée suivant des lois immuables et sûres, cède la
place à ces espérances qui sont encore sans forme. On laisse dans la
ville endormie les mâles parmi lesquels sera choisi l'amant royal, de
très jeunes abeilles qui soignent le couvain et quelques milliers
d'ouvrières qui continueront de butiner au loin, garderont le trésor
accumulé, et maintiendront les traditions morales de la ruche. Car
chaque ruche a sa morale particulière. On en rencontre de très
vertueuses et de très perverties, et l'apiculteur imprudent peut
corrompre tel peuple, lui faire perdre le respect de la propriété
d'autrui, l'inciter au pillage, lui donner des habitudes de conquête et
d'oisiveté qui le rendront redoutable à toutes les petites républiques
d'alentour. Il suffit que l'abeille ait eu l'occasion d'éprouver que le
travail, au loin, parmi les fleurs de la campagne dont il faut visiter
des centaines pour former une goutte de miel, n'est pas le seul ni le
plus prompt moyen de s'enrichir, et qu'il est plus facile de
s'introduire en fraude dans les villes mal gardées, ou de force dans
celles qui sont trop faibles pour se défendre. Elle perd bientôt la
notion du devoir éblouissant mais impitoyable qui fait d'elle l'esclave
ailée des corolles dans l'harmonie nuptiale de la nature, et il est
souvent malaisé de ramener au bien une ruche ainsi dépravée."
(Maurice Maeterlinck, La vie des abeilles, 1901)
Haight Ashbury, trio originaire de Glasgow, ferait une fixette sur les
années hippies ? De ces floralies un peu ringardes, le groupe a certes
gardé un goût pour les robes vaporeuses, la musique indienne et les
harmonies vocales, mais l'essentiel n'est pas là. Une rythmique
minimaliste (deux fûts joués debout, un tambourin, une basse
percussive), des guitares, tantôt lourdes, tantôt sinueuses, des voix qui planent à dix
mille, avec ces écossais on hésite en permanence entre éther et
plancher des vaches. Et si, oui,
la musique de Haight Ashbury fleure bon le pouvoir des fleurs et l'amour
libre, ce n'est peut-être qu'une apparence. Derrière les harmonies
florales et l'angélisme de façade poussent l'épine noire et les fleurs
urticantes de la passion. En concert Incertain Folk le 6 juin au Studio, Onet-le-Château (12), avec L'Ocelle Mare (concrete folk), Antoine Charpentier (cornemuses) et Windchimes (carillon éolien).
Un aperçu du fascinant livre de Charles Fréger, découvert grâce à l'incontournable blog Les maîtres fous. Wilder Mann ou la figure du sauvage(Thames & Hudson, 2012) est une captivante collection d'Hommes sauvages, personnages-clés des traditions carnavalesques d'Europe centrale. On compulse avec boulimie les 150 photographies du recueil en se demandant si l'éteignoir de la modernité contiendra encore longtemps des pulsions sauvages et anarchistes qui ne demandent qu'à ressurgir et à s'étendre.
"Le plus souvent, l'Homme sauvage est vêtu d'un costume réalisé en matières naturelles ou en peaux animales ; son visage est rendu méconnaissable, soit par un masque, un costume qui le recouvre intégralement ou encore un grimage noir. Un accessoire - bâton, massue ou autre - et une ou plusieurs cloches complètent sa tenue. Les cloches scandent la marche de l'Homme sauvage, soulignant chacun de ses mouvements d'un glas sonore. Ces cloches, ainsi que les matières végétales et animales de son costume, rattachent l'Homme sauvage à ses origines naturelles ; néanmoins, par sa position debout et sa danse, ils s'inscrit tout autant dans la sphère culturelle, l'habit de peau pouvant également être celui du berger. Son costume est donc ambigu, tout comme son rôle lors des traditions masquées. Pouvant se suffire à lui même, il est parfois subordonné à d'autres personnages, plus humains quoique souvent tout aussi hybrides. Il incarne le lien complexe d'amour et de haine qu'entretient l'homme avec son environnement"
Mimétisme, exorcisme, exutoire, le rituel ancestral de l'Homme sauvage
célèbre toutes les ambivalences : pulsions de vie / pulsions de mort,
nature / culture, beauté / laideur, désir / peur, amour / haine. A
l'heure ou l'univoque bête fasciste taille tranquillement sa route chez
nous comme partout en Europe, on se dit que l'Homme sauvage, emblème de
l'altérité, aurait pu tenir seul et symboliquement le rôle du bouc
émissaire, mais n'est-il pas trop tard ?
Le Ton Mité, c'est le meilleur de ce que sait faire McCloud Zicmuse, ailleurs artisan de la belge et dérapante entreprise Hoquets. Enregistré dans la première décennie du millénaire au studio Chaudelande, près de Cherbourg, en compagnie d'une bande de joyeux lurons échappés des Potagers Natures, Version d'un ouvrage traduit sort enfin dans une étui grand luxe chez Khitybong. Vinyle bon poids, sérigraphie chiadée, masque à découper en cadeau bonus : Zicmuse à le goût de l'emballage. Mais au-delà du design, cette musique-là vous retourne comme une crêpe, l'air de rien, l'art de tout. Les miniatures de Le Ton Mité sont taillées comme toujours dans un tissu d'une grande légèreté. Cette étoffe-là, c'est, sans exagérer, la matière-même des nuages. McCloud et sa fine équipe chevauchent à dos de martinets et vagabondent librement entre l'étang, le potager, les constellations et la lune rousse. Que d'insouciance, que de douceur, que de songes étranges et soyeux ! A écouter ici, un brin d'herbe coincé entre les doigts de pieds et les lèvres en éventail, quitte à ce que ça donne un air... réjoui. Pour information, McCloud Zicmuse vient d'enregistrer un nouvel album dont on est en droit d'espérer qu'il ne sortira pas, celui-là, à la saint Glinglin.
Lon Chaney Jr. et Evelyn Ankers dans The Wolf Man (1941)
Suite du rapport du Docteur Joseph Antoine Mestre sur trois cas de rage consécutifs aux morsures de loups dans le Nord-Aveyron le 27 mars 1851. Il s'agit de la phase thérapeutique qui se solde par un premier échec et l'agonie du patriarche Boisset :
"Les trois blessés, quatre heures après l'accident, furent visités. Ils furent d'abord soumis au lavage des plaies avec de l'eau chaude saturée de savon et de sel marin, bien essuyées, ensuite elles furent toutes cautérisées partiellement avec le chlorure d'antimoine ou l'acide sulfurique jusqu'à la formation d'escarres. Au lieu d'y maintenir un appareil imbibé de ce liquide, nous jugeâmes plus convenable de les cautériser toutes de nouveau avec le fer rouge. M. l'abbé Bru, digne vicaire de la paroisse de Thérondels, usa de toute l'influence de son talent pour leur en démonter l'utilité : il voulut bien nous aider dans cette longue et pénible tâche. Les escarres furent de beaucoup agrandies en tous sens jusqu'à amener la défaillance. L'opération dura jusqu'au milieu de la nuit. pourvus de fers de toutes dimensions, nous pûmes suivre toutes les sinuosités des blessures et les brûlures ne furent jamais trop vives afin de mieux détruire le virus sans charbonner les tissus. (...) Ils furent tous soumis à la tisane de genêts des teinturiers, recommandée par les médecins russes ; le mois d'avril se passa dans l'usage de cette boisson prétendument prophylactique, ainsi que dans le soin des plaies qui furent entretenues en constante suppuration, sauf chez le vieillard qui prétendait aller aussi bien que ses belles-filles sans prendre les mêmes soins de cette maladie. Mais les deux femmes surtout éprouvèrent continuellement de la céphalgie ou un sommeil agité de rêves ; l'une éprouvait de l'inquiétude et l'autre de la tristesse ; mais le bavardage les distinguait particulièrement toutes les deux avec une parole brève. Ces phénomènes moraux propres à l'incubation s'augmentèrent aux approchesde l'accès hydrophobique. La perte de l'appétit et l'accélération du pouls joint à un grand prurit de la peau devenue boutonneuse furent les seuls faits physiques observées chez elle. Le vieillard bien résigné sentit aggraver son mal les derniers jours du mois d'avril. A la visite que nous lui fîmes le 2 mai, il éprouvait une grand sensibilité au moindre toucher, surtout au membre droit où il avait reçu la blessure. La figure était rouge, le pouls fort et plein ; il avait tapissé les côtés de son lit de crachats écumeux. A la présentation que je lui fis d'un verre de boisson, il se souleva sur ses bras, mais la tête fit un trémoussement particulier à la vue du verre et sa face exprima une terreur qui me découragea. Il avala cependant un peu, mais avec un sentiment pénible de suffocation et de contraction à la gorge qui me fit retirer le liquide. Si on ouvrait la porte, il criait vite à la fermeture par l'horrible souffrance que lui causaient l'air et la lumière. Il mourut dans la nuit suivante dans le délire et la paralysie de la moitié droite du corps où il avait reçu la morsure. L'affaiblissement de la vie par la suite de son grand âge lui sauva la violence des symptômes que nous allons retrouver chez sa belle fille, mais l'hydrophobie n'en est pas moins douteuse."
L'agonie, à suivre, des deux autres victimes fait froid dans le dos. Selon Wikipedia, la maladie est considérée comme disparue en France depuis le début de l'année 2001, bien qu'elle puisse encore subsister dans un réservoir animal représenté en particulier par quelques renards du nord et de l'est de la France, et par les chauve-souris.Il ne manquait plus que ça...
Enregistré
à Montréal dans le mythique studio Hotel2tango, le second album de
Arlt - Feu la figure
- vient de sortir chez Almost Musique (chronique ici).
C'est rare qu'on ait
l'occasion d'entendre un disque de chansons françaises aussi
habitées, aussi sexy, aussi brutales. Sing Sing, Éloïse Decazes et
Mocke ondulent entre blues primitif, comédie amoureuse
et hypnose ericksonienne pour un résultat toujours plus proche du rock'n roll
ou de la transe chamanique que de la barbante chansonnette.
Depuis la sortie de
La langue fin 2010, Arlt a beaucoup fait tourner sa musique
hallucinée en France et à l'étranger. A rouler ainsi leur bosse et
les connaissant un peu, on se dit qu'ils ont dû faire des rencontres
déterminantes, trouver mille raisons d'enivrer leur musique et de
nourrir ce qui leur tient lieu de ménagerie totémique.
Compte-rendu précis et bavard du
transit par Sing Sing, chanteur, guitariste bras-cassé et idéologue
du trio.
Entre
La langue et
Feu la figure qui
vient de sortir, un an et demi a passé. On perçoit des changements
notables. Dans cet intervalle, quelles expériences positives ont eu
une influence sur votre musique ?
C'est
difficile à évaluer. Pas mal de voyages, plus ou moins longs, plus
ou moins lointains, motivés par les tournées, notamment. En
conséquence de quoi, pas mal de rencontres multiples avec des gens
d'horizons assez divers (je ne parle pas seulement de géographie,
attention), tout ça qui fait qu'on se confronte chaque jour un peu
plus à ce qui diffère de soi. On s'y affine (et en même temps on y
gagne un peu en ampleur sans doutes, ce qui est paradoxal et joyeux).
On se laisse débarrasser de ce qui en soi encombre. On devient plus
spacieux à mesure qu'on se purge. On s'allège. On gagne en mobilité
et en vitesse. Je parle en termes généraux parce que je n'ai pas
d'exemples précis (ou alors beaucoup trop et je n'aime pas choisir).
A
l'inverse, qu'avez vous vécu de désagréable qui vous aurait permis
de vous remettre en question et vous aurait renforcé ?
Se
remettre en question sans relâche, ça me parait la moindre des
choses. J'espère bien qu'on s'y applique, la plupart du temps.
Après, je ne sais pas avec quels résultats…
En
tout cas, ça n'est en aucun cas motivé par des expériences
désagréables (les expériences désagréables font partie du jeu,
elles importent peu). Bien plutôt par des appétits. Tout ce que tu
lis, vois, entends, chouraves ou qui t'es donné, si tu as un minimum
le goût du déplacement, t'invites à rebattre les cartes de ton
jeu, à ne pas rouiller sur tes petites certitudes. Et puis ce qui
nous intéresse, c'est la beauté du tremblement, du déséquilibre,
de la métamorphose. On est dans un état transitoire permanent, si
tu veux. Aussi parce qu'il y a des échanges permanents entre nous,
avec nos points communs et nos différences. Il s'agit d'éviter
de trop camper sur nos positions. Du large, du large !! De l'ampleur,
De l'horizon ! Du mouvement, bordel de merde!
Ce
qui nous renforce? Je ne sais pas. Mais tout nous pousse.
Le
guitariste Mocke vous a rejoint. Qui est-il ? Pourquoi et comment
faites-vous les choses avec lui ?
C'est
le guitariste (auteur et compositeur) du groupe Holden. Il a joué
avec des tas de gens, notamment Dogbowl que nous adorons. Il vient à
priori d'un monde vaguement plus pop que nous, ce qui nous intéresse
parce que ça donne de la latitude à notre petit vocabulaire et que
décidément, les catégorisations sont une nuisance. En tout
cas, je trouvais intéressant d'importer son jeu, assez onirique,
dans un contexte plus brutal, en tout cas plus anguleux que celui qui
était le sien plus généralement, en tout cas dans Holden (où il
aime à infuser des matières toxiques dans un format assez pop,
donc). Ceci dit, nous nous sommes quand même rencontrés dans
un bar où il jouait avec un groupe de musique Old Time (country,
ballades des Appalaches, vieux blues, chansons d'ivrognes, répertoire
tout à fait brutal et anguleux et qu'il connait sur le bout des
doigts). Et c'est lui , en plus de ça qui nous a communiqué sa
passion pour Sun Ra, Albert Ayler, Sonny Sharrock. Sa mémoire est
prodigieuse et l'étendue de ses goûts aussi. Du vieux rock n' roll
déglingué aux musiques ethniques, du classique (Malher, Schubert)
aux musiques électroniques abstraites. Plutôt qu'érudit il est
surtout rêveur, curieux, gourmand. Tout sert à son imagination qui
est chez lui comme un sixième sens. Il n'est pas question chez lui
de cet œcuménisme vague qui sévit partout , de ce principe de
récitation informe. Rien à voir avec un patchwork disons…
postmoderne. On serait plus proche avec lui de ce réflexe
dit "anthropophage" tel que théorisé par les musiciens
brésiliens. Et encore, c'est plus enfantin que ça. Plus naturel.
Tu
dis qu'il nous a rejoint mais tu sais, Mocke joue avec nous depuis
bien avant le premier album (qu'il a d'ailleurs produit). On parle
toujours de Arlt comme d'un duo, d'une part parce qu'on a souvent
donné des concerts à deux, c'est vrai (les deux formules nous
plaisent et éclairent chacune le "projet", comme on dit
désagréablement de nos jours, d'une lumière différente), d'autre
part parce qu'il y a une projection parfois très forte sur le couple
que nous formons Éloïse et moi (j'imagine) et qui attire les
interprétations sur l'aspect intime, amoureux de la formation. Et
puis bon, il ne prend pas part aux interviews, apparaît rarement sur
les photos. C'est un garçon d'une discrétion exemplaire. Et dès
qu'il ne s'agit plus de musique, il commence à se faire chier comme
un rat mort.
Jusqu'à
Feu la figure, il intervenait presque comme un invité. Il se
greffait sur des chansons qui avaient été écrites sans lui. Cette
fois, il a pris part à l'élaboration des morceaux dès le début.
J'arrivais avec quelques mots, une suite d'accords, une possible
humeur, une température, une amorce de forme. Et tous les
trois nous improvisions à partir de ça, jusqu'à ce que la chanson
prenne corps. Il propose de nombreuses pistes, les fait dialoguer
entre elles. Mais souvent n'en garde que les pointillés. Je le
considère comme un arrangeur, au même titre que je sais pas, moi,
un Vannier, un Colombier. Mais un arrangeur télépathe qui
déposerait directement ses parties dans l'imagination de l'auditeur
sans avoir besoin de les jouer complètement. En amorçant des trucs,
en jouant avec la mémoire de l'auditeur, avec la faculté de
celui-ci à composer lui-même à partir de ce qui lui est évoqué.
Mocke, nous lui assignons la place de l'orchestre. Un orchestre
fantôme. Je le répète tout le temps mais c'est une idée qui me
plaît beaucoup. Sa guitare contient la présence spectrale des
cordes, des cuivres, du piano. Mais il est aussi, et heureusement, le
gratteux qui envoie du riff et du solo tordu avec lequel je peux
dialoguer, improviser, prendre mon pied, faire le con. Je dialogue
désormais à la guitare avec lui autant que je dialogue vocalement
avec Éloïse. Qui elle-même, dialogue de plus en plus avec nos
instruments, là où elle se concentrait auparavant plus sur ma voix
et sur le texte. Le chant d’Éloïse, lui, contient les orgues, les
flûtes, en plus d'être la voix centrale.
D'autres
rencontres ont-elles infléchi votre musique ?
Elles
sont nombreuses. Je ne pourrai pas citer tout le monde. Pour se
borner aux musiciens rencontrés depuis l'enregistrement de La
Langue, il y a bien sûr eu Josephine Foster (qui façonne peu
à peu, sous une forme apparemment traditionnelle de songwriting à
l'américaine, un objet singulier, dont l'épure s'ouvre à tous les
vents - lieds de Schubert, folk rural, chanson espagnole,
psychédélisme dru, comédie musicale, free-jazz - et ce
faisant trace des pistes réellement inédites). Il y a eu Colleen,
pour le même genre de raison (faculté à établir une forme
minimaliste ultra-personnelle et toujours recommencée, nourrie par
une infinité de vocabulaires patiemment, sensiblement et
intelligemment filtrés). Je citerai aussi Delphine Dora qui a dirigé
des improvisations musicales avec des enfants à partir de comptines
que j'avais écrites pour l'occasion, ce qui dans une certaine mesure
m'a permis d'envisager une façon d'écrire plus rapide et plus
souple que jamais. Les divers disques spontanés de Delphine sont de
toute beauté. Et puis Arrington de Dyoniso dont le free punk
compliqué de rituels chamaniques nous a conforté dans nos petites
recherches de transes (toutes proportions gardées), Le Ton Mité
dont les petites architectures fragiles aiguisent la perception, font
rire et réinstallent l'étonnement des choses au cœur de la
chansonnette, La Squadra Zeus dont le rapport frontal, sorcier et cru
aux musiques populaires nous ont redonné le goût des musiques qui
font danser les vieux et les enfants. Eric Chenaux, bien sûr, pour
mille raisons. Mickaël Mottet (d'Angil and the Hiddentracks) dont la
pensée et le regards sont toujours "relevants" pour user
d'un terme qu'il affectionne. Et plus récemment encore Tori et Reiko
Kudo, moins d'un mois avant d'entrer en studio. Terrible choc. Et
puis Radwan Ghazi Moumneh, musicien, producteur, co-fondateur de
l'Hotel2Tango qui a enregistré le disque qui présentement nous
occupe. Son influence a été magnétique.
Des
lectures, des disques, des films : quels fantômes
sont venus vous hanter récemment ?
Je
me bornerai à quelques objets ayant hanté Feu la figure,
d'une façon ou d'une autre.
Quelques
lectures:
-
Les techniciens du sacré, une anthologie consacrée par
Jerome Rothenberg aux poèmes chamaniques, dits "primitifs"
ou tribaux de tous pays et à leurs corrélations possibles avec la
poésie moderne.
-
Cadavre grand m'a raconté, une anthologie des fous et crétins
du nord d'Ivar Ch'vavar.
-
La chronique fabuleuse d'André Dhôtel
-
Haïkus de prison de Lutz Bassman
-
La tourmente de Vladimir Sorokine
-
100 poèmes d'Ernst Herbeck
-
Le territoire du crayon de Robert Walser
-
Le bestiaire d'Aloys Zötl
-
Le promontoire du songe de Victor Hugo
-
L'envers de l'esprit et Devant la parole de Valère
Novarina
Les
divers écrits (et les œuvres) de James Ensor, Paul Klee, Pierre
Alechinsky, Lucebert.
Quelques
films:
-
Je ne suis pas morte de Jean-Charles Fitoussi (fait dans la
matière même du rêve, du conte et de l'étonnement. Une
célébration du beau hasard et du futur antérieur)
-
Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures)
d'Apichatpong Weerasethakul (éloge sincère des fantômes, le film
se dédouble et se multiplie et dévore le spectateur)
-
L'épée et la rose de Joao Nicolau (chante de bout en bout et
prend tous les risques, y compris celui d'égarer son monde, au nom
de la flibuste)
-
La grotte des rêves perdus de Werner Herzog (pour des raisons
évidentes).
-
Adieu plancher des vaches d'Otan Iosseliani (grommelle et
titube, désoriente et fait beau).
-
Du soleil pour les gueux d'Alain Guiraudie
-
Le Plein pays d'Antoine Boutet (creuse des galeries, soliloque
et hypnotise).
Quelques
disques:
-
Backporch Hillbilly Blues d'Henry Flynt
-
Rice field silently ripping in the night de Reiko Kudo
-
Enjoy your life de Jad Fair and The Tenniscoats
-
Odyshape des Raincoats (réédition)
L'intégrale
ou presque du label Mississippi Records (notamment les disques de
Marika Papagika, Abner Jay, Thaï Orchestra, Joseph Spence, des
compilations de vieux gospel bizarrement lubrique, de country sans
les dents, de High Life mal enregistré, de rebetiko insalubre, de
chansons mexicaines. Et cette mixtape fantastique "Classical
music for and by people" où l'on entend des amateurs jouer du
classique avec plus de cœur que de dextérité, ou bien Moe Tucker
écorcher Bach sur une guitare électrique. Tout ça a nourri nos
imaginaires de façon absolument certaine même si j'ignore dans
quelle mesure ça s'entend).
A
quoi vous marchez ? A quoi vous dansez ?
En
ce qui me concerne et dans le désordre: whisky tourbé, cigarettes,
sexe, prières sans objet, fou rire, rêveries, fatigue, insultes,
babil idiot, vagabondages, répétitions, interminables énumérations.
Avez-vous
peur parfois ? Vous sentez-vous fragiles ?
Peur,
oui, parfois, mais de moins en moins. Fragile en permanence mais ça
c'est beau. Ainsi qu'exalté, désirant, délirant, stupéfait,
malhabile, colérique et reconnaissant. Tout en même temps.
Peux-tu
me parler de votre tournée au Japon avec Tori Kudo ?
Tori
Kudo dont je suis fan depuis très longtemps (je collectionne tout ce
que je trouve de son collectif miraculeux Maher Shalal Hash Baz qui,
pour aller vite, évoque à la fois Mayo Thompson et Syd Barrett, un
Velvet Underground solaire, Erik Satie, Albert Ayler et Cecil Taylor,
Captain Beefheart, Jac Berrocal et Jacques Thollot…) a rédigé les
notes de pochette de l'édition japonaise de La langue, à ma grande
surprise, et à ma grande joie. D'après Kazuki Tomita, qui s'occupe
du label (Windbell Records où l'on trouve aussi les disques de
Colleen et de Jospehine Foster, entre autres) m'a confié que Tori
n'acceptait ce genre d'exercice que très rarement. J'en suis
d'autant plus heureux.
On
y a tourné en Décembre. 15 jours d'égarement absolu, à prendre
des trains à travers les villes et les campagnes. Nous jouions
chaque soir dans des clubs, des temples, des galeries. Tori ouvrait
pour nous et je l'accompagnais à la guitare. Il déclamait des
poèmes, chantait, dansait, sautait sur place, renversant toutes les
perspectives. Je ne savais jamais à l'avance ce que j'étais censé
faire. Avec une gravité joyeuse irradiante, ce type a l'air de
refonder à chaque instant les grandes forces déstabilisantes,
féroces de l'enfance. Ou plutôt de réactiver les possibilités de
l'enfance à travers les enjeux réels de l'adulte. Je ne parle là
ni de régression, ni de naïveté, ni de niaiserie gamine,
entendons-nous bien. Mais de ferveur, de désordre et de
concentration. Et par trois fois, son épouse Reiko nous a rejoint.
Son récital de chansons est ce que nous avons entendu de plus
bouleversant et beau depuis longtemps. Tori l'accompagne au piano
chahuté, elle chante avec un naturel minéral et tout y est aussi
familier que complètement étrange. On a l'impression de connaitre
ça depuis toujours (comme disons "au clair de la lune" )
et en même temps il semblerait que tout nous apparaisse dans la
fraicheur, l'étonnement, le ravissement des premières fois. Tout
s'y croise sans s'affronter: calme et véhémence, tristesse et joie.
Je n'avais jamais ressenti une telle grâce chez qui que ce soit.
Tori et Reiko m'ont renseigné, geste après geste, sur ce qu'était
la présence au monde dans tout son vif, son intelligence, son
rugueux, son sensible. Voilà. Tu comprendras que je suis tombé
amoureux, complètement. Il est très difficile de commenter des gens
pareils. On ne peut que les chérir et les louer. A part ça, Tori
improvisait sur notre répertoire aussi. Au piano désaccordé, à la
guitare électrique, aux castagnettes ou en bousillant des chaises à
coups de pieds. C'était sauvage, toujours inattendu. C'était drôle
et c'était beau.
Peux-tu
me parler de la conception du disque, de son écriture et de son
enregistrement ?
Les
chansons, pour moitié, sont nées presque directement sur scène.
Enfin, arrivées sur scène à l'état d'embryons et grandies là,
soir après soir dans l'électricité de la confrontation directe
(des uns avec les autres au sein du groupe, du groupe avec les
auditeurs, du groupe et des auditeurs avec l'espace communément
créé). Écrites pour la scène et par la scène donc. Ce qu'on
cherche en premier lieu : nous laisser agir physiquement (y compris
dans l'immobilité hein, je n'ai pas dit nous agiter) par la parole
et par le rythme. Puis donner une forme à tout ça qui soit
partageable. Organiser un peu, tirer les fils, sculpter. Voir ce qui
est susceptible de signifier quelque chose, ou éventuellement
d'amorcer des débuts de récit possible. Pas un récit au sens
strict bien sûr mais je ne sais pas quoi dire d'autre. Nous ne
sommes pas vraiment des story-tellers. Ou alors par bribes, par
éclats. Une chanson pour nous, c'est un espace électro-magnétique
où activer ensemble des fragments divers, chinés plus ou moins
consciemment parmi les rebuts d'à peu près tout (littératuraille,
rock n'roll, poésie, imagiers, religions bricolées, contes
populaires, magie blanche et rouge, humour noir et rose, musiques de
danses, conversations, pop et logorrhée des fous…)
Ce
qui importe pour moi, au début du processus, en tout cas, n'est pas
tant ce que je vais dire que comment je vais le dire. Et je ne parle
pas de style. Je me contre-fous du style et je l'emmerde. Je parle de
comment ça s'articule ou s'articule pas, dans la bouche, comment ça
se profère, se murmure, se grommelle, se retient ou s'élance. Et
s'emberlificote dans la musique, pour le meilleur et pour le pire.
Avec nos maigres moyens pour ça (ce français rabougri, à première
vue tellement rationnel et duraille à faire danser. Comment lui
re-donner du punch, du sang, du vrai mystère? Ne pas le figer
complètement dans ce qu'il désigne? On ne sait toujours pas bien,
d'ailleurs. Chanter, c'est faire l'expérience inlassable de ça. Tu
commences par aller brûler ton souffle en guenilles de phrases
et tu vois si ça danse, tu électrocutes et tu tabasses un peu le
tout avec ce que tu as sous la main (des guitares, un marteau) et
puis voilà. Tout le reste (le discours) je le répète, s'organise
après coup. Ce qui est une étape importante, d'ailleurs si on veut
que l'auditeur puisse trouver la liberté de se raconter quelque
chose à partir de ce que tu profères. Par exemple, on a réalisé
au bout d'un moment qu'il était souvent question d'animaux
dans les chansons qui nous apparaissaient. Ces animaux sont venus
tous seuls - je jure que c'est vrai. Nous avons commencé, peu à
peu, à les considérer comme des totems, des éléments de fiction,
des présences extraordinaires, des sésames ouvrant sur le
fantastique (un fantastique de proximité puisque aucun animal ici
n'est imaginaire). Par la simple incongruité de sa présence, je
crois, l'animal relativise l'omniprésence de la figure humaine et
inverse l'échelle de valeur. C'est pour nous une façon oblique,
ludique, inquiète et joyeuse de considérer le réel. Parce qu'il
s'agit bel et bien de se coltiner le réel. Le fantastique que
j'évoquais n'a pas la fonction d'un quelconque refuge dans un autre
monde où je ne sais quoi. C'est un moyen comme un autre
d'appréhension du réel qu'il faut secouer tant qu'on peut pour voir
à la fin ce qu'il en reste. Mais passons.
L'enregistrement
du disque à Montréal, s'est fait plutôt vite (5 jours) dans la
caillante, la fatigue et l'ivresse. Avec Radwan Ghazi Moumneh, donc,
qui est un type intelligent, spontané, subtil et délicat. Je crois
qu'il a su capter ce qu'on était en chair, en os et en tremblements
et le conceptualiser dans un espace et une durée. Nous sommes ravis
par sa production à la fois sophistiquée (sons fantômes, mix qui
bouge tout seul, matière), frontal et âpre (voix qui crachotent,
guitares qui grincent, présence physique palpable et vraie dynamique
d'ensemble).
Et
maintenant ? Vous posez-vous la question des suites ?
Pas
vraiment. Pas encore.
On
commence à rêvasser à de petites choses. J'aimerai écrire
d'autres choses que des chansons. On aimerait enregistrer un disque
de Arlt avec Tori Kudo. Et aussi un disque de reprises (on
commence à y penser). J'aimerai expérimenter des choses,
légèrement, simplement, sans programme, sans mot d'ordre ni
pression d'aucune sorte. Ouvrir des perspectives nouvelles. Ne pas
nous crisper sur Feu la figure, être capables de nous laisser aller
à des tas de petits trucs récréatifs, divertissants, qui ne
nécessiteraient pas forcément de sortie "officielle". On
verra bien, il y a déjà pas mal à faire avec le présent. On va
tourner un peu, retourner en voyage. C'est excitant.
"Il était devant ma porte, il faut que je vous le décrive. Un grand gars très svelte. Cache-poussière en cuir, avec des boots de cuir fin qui s'évasaient comme ça, en corolles, autour de la cheville, de longs cheveux noirs et frisés, tout bouclés. Et... et, quand il m'a vue, il s'est mis à pleurer. J'ai vu ce que faisait ce groupe de musiciens, c'est la première fois que j'étais en contact avec de la musique heavy metal, j'y comprenais rien. Alors à un moment donné dans ce déluge musical, j'entends arriver La Novia, La Novia que j'avais chantée sur un de mes premiers disques. J'entends ça, je vois ça, et j'entends les paroles, un peu escargougnées bien-sûr, mais avec les paroles en occitan. Alors là, je sais pas si ça se fait ou si ça se fait pas, Makoto était à côté de moi, je ne le connaissais pas, je l'ai attrapé et je l'ai serré dans mes bras." (Rosina de Peira, à propos de Makoto Kawabata (Acid Mother Temple),interview Viure al païs, 1er avril 2012)
"C'est un choc électrique, que j'ai eu en entendant,
il y a quarante ans, un morceau de Bertrand de Born sur un disque de
musique ancienne, j'ai eu
l'impression qu'il faisait de la musique pour soigner les autres : comme
de la magie blanche. Je suis toujours à la recherche de la musique que je ne
connais pas ; mais j'avoue que j'ai reçu un tel choc avec les
troubadours..." (Keiji Haino, La Dépêche du Midi, 29 juin 2010)
Encore un film de 1972 : Deliverance de John Boorman.
En général, le redneck a la dentition plutôt vilaine, il porte le chapeau mou cradingue, la liquette pantelante et tous les stigmates de la consanguinité. Il est peu loquace sauf quand il s'agit de déblatérer de salaces invectives et il n'y a que peu de doutes quant au caractère hostile de ses intentions. Résultat, il est communément admis qu'il vaut mieux s'en méfier et préserver ses arrières, comme l'apprendront à leurs dépens les quatre personnages principaux du film.
Celui-ci est jeune et blond comme les blés - un ange si ce n'était ces yeux fendus comme des boutonnières - et c'est un as du banjo. S'engage un duel épique avec l'un des quatre héros du film, gentil employé vaguement amoureux de nature, l'archétype du gars sympa qui a appris à jouer de la guitare chez les scouts. Le gamin répond à chaque phrase du guitariste, au début avec une certaine hésitation puis de plus en plus d'aisance pour finir par un déroulé d'arpèges virtuoses. Un vieil édenté se met à danser et tous les acteurs de la scène s'enthousiasment. Une fois la prouesse accomplie, l'adolescent se retranche dans son mutisme refusant même la main que lui tend le guitariste. C'est qu'il n'était pas là pour s'amuser mais bien pour signifier l'arrogance des siens sur ces citadins naïfs et bien-pensants, complices par leur appartenance sociale des pires de leurs congénères, ceux qui mettent en péril la vallée par leur funeste projet de barrage. Les quatre comparses croiseront à nouveau le chemin du jeune homme. Perché sur un pont de fortune, il les surplombe, toujours mutique et le regard insistant. L'ange blond se révèle alors oiseau de mauvaise augure comme le montrera la suite de l'aventure.
Banjo et musique des Appalaches, décors naturels, franche opposition entre campagnards dégénérés et citadins narquois, scènes d'horreur hyper-réalistes, ce sont là quelques uns des traits d'un genre cinématographique qui comporterait environ 300 films. Redneck cinema, hixsploitation, Hillbilly movies en sont les principales appellations. Après avoir consacré un ouvrage aux mondo movies (Reflets dans un œil mort, avec Sébastien Gayraud, éditions Bazaar &co), Maxime Lachaud boucle actuellement un ouvrage sur ce genre paradoxalement mal connu alors que des films comme 2000 maniacs ou Deliverance font l'objet de véritables cultes depuis plus de quarante ans. Pour patienter un article ici.